C'était en 1570, les
guerres de religion ensanglantaient et ruinaient la France déjà depuis bien des
années. Catholiques et protestants étaient également las de ces luttes
acharnées et stériles. Des deux côtés, on manquait d'argent, ce nerf de la
guerre. Le gouvernement de Charles IX était à bout de ressources : il avait
beau créer de nouveaux impôts, multiplier tailles et édits bursaux, le
président de la Cour des comptes, le marquis de Nicolay, constatait que, non
seulement les caisses de l'Etat étaient vides, mais encore qu'il existait un
déficit de plus de 100 millions. Aussi le roi et sa mère Catherine de Médicis
se voyaient-ils forcés, à leur grand regret, de conclure la paix.
Si la position pécuniaire des catholiques était mauvaise.
Celle des protestants l'était bien plus encore. N'ayant pas comme ceux-ci le
maniement des deniers de l'Etat, ils ne vivaient que d'expédients : " tout
à la pointe de l'épée ! ". Leurs chefs, les Coligny, les Condé, le roi de
Navarre lui-même, n'étaient pas riches, tant s'en fallait. Ils avaient bien
pillé des églises, couvents ou monastères dont ils s'étaient emparés, mais tout
l'or et l'argent qu'on y avait trouvé, les vases sacrés, reliquaires et autres
objets précieux, convertis par la fonte en beaux deniers comptants, avaient
servi à solder les troupes Allemandes, reîtres et lansquenets, venus au secours
des calvinistes français et qui disaient : " Pas d'argent, pas d'Allemands
". Quand à toutes les cloches des églises qu'ils avaient enlevées, elles
étaient livrées aux Anglais, qui en faisaient grand cas pour leurs fonderies de
canons et qui ne voulaient pas recevoir d'autre valeur en remboursement des
nombreuses avances d'argent qu'ils avaient fait.
Il y avait bien encore
les riches domaines ecclésiastiques ou congréganistes qu'on avait sécularisés
pour les vendre, mais personne n'en voulait dans la crainte d'une revendication
future de la part des spoliés et cela, malgré la garantie formelle
qu'offraient, et le prince de Condé et la reine Jeanne d'Albert sur leurs biens
personnels et patrimoniaux.
FATIGUE ET RUINE : LA
PAIX
Fatigués et ruinés,
catholiques et protestants s'étaient donc vus forcés de mettre bas les armes et
quoique les haines réciproques fussent loin d'être assouvies et les querelles
religieuses terminées, on avait signé, le 8 août 1570, la paix dite : "
Paix de Saint-Germain ". Mais cette paix n'était pas du goût de tout le
monde. Elle gênait très fort tous ces ambitieux, ces aventuriers et gens sans
aveu, qui surgissent d'ordinaire en temps de révolution, se font une carrière
de la guerre civile, l'exploitent et en vivent
Dans l'armée
protestante, se trouvait bon nombre d'individus réunis en compagnies franches,
sorte des bandes irrégulières et indisciplinées qui, n'était pas soldées, se
payaient de leurs mains en pillant et ravagent les campagne, tantôt implorant
des secours à la manière des mendiants de Gil Blas, l'escopette au poing, et
tendant leur casque appelé bassinet, pour faire, comme ils disaient, "
cracher au bassinet " et, le plus souvent, arrêtant les passants qu'ils
détroussaient sans merci et allant même parfois jusqu'à s'emparer de villages
entiers, qu'ils saccageaient, incendiaient et dont ils massacraient les
habitants sans pitié.
Les paysans, qui les
confondaient avec les pandours allemands, les appelaient " huguenots
", qui signifie associé par serment, et qui devint plus tard un terme de
mépris appliqué à tous les calvinistes par opposition au mot papiste donné aux
catholiques.
Ces bandits, gens de
sac et de corde, comme dit Brandôme, ramassis de routiers et malandrins, sans
foi ni loi, soldatesque en délire enivrée d'athéisme et d'alcool, étaient la
terreur des campagnes.
Leurs chefs étaient
dignes d'eux, individus déclassés, rebuts de la société, parfois fils de
famille perclus de dettes et de vices, désoeuvrés et fainéants, gens capables
de rien à la tête de gens capables de tout.
Parmi ces bandes de
pillards l'une d'elles se distinguait surtout par son audace et ses méfaits.
Elle était commandée par un gentilhomme, le chevalier du Boulay, appartenant,
dit Dom Morin, l'historiographe du Gâtinais " à une illustre maison qui
eût de braves personnages, et quelques autres aussi qui n'ont rien valu et sont
morts misérablement ; élevé par sa mère, qui était une vrai athée et obstinée
hérétique, il avait été surnommé le grand larron du Gâtinais ".
C'était un homme plein
de cautèle, beau parleur, lançant les gens dans les entreprises les plus
périlleuses, mais s'esquivant au moment du danger, pour ne reparaître qu'à la
curée et s'y faire la plus large part.
Son lieutenant un
sieur de Bousteville, ne valait pas mieux que lui. Vieux routier, plein
d'audaces et d'énergie pour le mal, intrépide au feu, sa figure labourée de
cicatrices et brûlée par la poudre disait assez tout ce que sa vie de maraude
lui avait valu d'arquebusades. C'était l'homme d'action de la bande. Il avait
près de lui son fils qui, quoique tout jeune encore, l'égalait en audace et
mauvais instincts, et aussi un vieux soldat nommé Lescaigne, son complice
ordinaire, mais qui ne commandait qu'en sous-ordre.
Associés entre eux,
ces quatre bandits à la tête d'un corps nombreux d'aventuriers bien aguerris et
bien armés, faisaient le brigandage en grand, sous prétexte de guerre
religieuse. Ils avaient pillé et incendié le couvent des Cordeliers, des Malesherbes,
fondé par l'amiral de Graville et s'étaient même emparés par surprise, le 15
août 1569, de la ville de Ferrières-en-Gâtinais, place fortifiée et en avait
dévasté et incendié la célèbre abbaye. Dom Morin, qui avait été grand prieur de
cette abbaye et presque contemporain de ces faits, raconte les supplices
atroces que ces misérables firent subir aux pauvres religieux, avant de les
égorger, pour leur faire avouer où ils avaient caché les objets précieux du
trésor de la sacristie ; supplices bien inutiles, car l'armée de Condé qui
avait pillé cette riche abbaye quelques mois auparavant, avait tout emporté ;
ils étaient donc arrivés trop tard. Ce n'était plus, dit Dom Morin, " que
des chacals après le repas du lion ".
" Pour s'en
dédommager, ils étendirent leurs brigandages sur toute la Beauce et le
Gâtinais et résolurent même de faire
quarante lieues nous dit l'historien Jacques de Thou, auquel nous empruntons
une partie de ce récit, pour venir piller une grande foire qui se tenait à
Milly, petite ville très rapprochée de Paris. "
Cette foire était fort
importante. Elle avait été établie par Louis XI en 1479, au profit de son cher
et féal cousin Louis de Graville, baron de Milly, disent les lettres patentes
" que ledit lieu de Milly qui était autrefois un beau bourg, bien édifié,
peuplé et habité, mais qui avait été fort démoli, dénué et ruiné par les
guerres et divisions passées, puisse être refait et édifié ".
Et, en effet, le sire
de Graville, qui était un des plus riches seigneurs de France, avait fait
tracer à l'extrémité est de la ville, une grande place de forme ovale, autour
de laquelle il avait fait élever de nombreuses constructions pouvant servir de
magasins ou d'hôtelleries et édifier sur cette place une grande halle couverte
qui existe encore, telle qu'elle a été construite à cette époque, et dont
l'immense toiture et la solide charpente témoignent assez de l'habilité de
l'architecte qui en a dirigé la construction.
Quelques-uns des
anciens bâtiments que le sire de Graville avait fait construire autour de la
place et qui servaient d'hôtelleries, se voyaient encore au commencement de ce
siècle et étaient tous construits sur le même modèle :
grande cours avec
bâtiment en fer à cheval autour duquel régnait en encorbellement une longue
galerie en bois artistement sculpté, couverte en ardoises et donnant accès aux
chambres de l'hôtellerie ; en façade, sur la place, de nombreuses fenêtres en
forme de carrés longs garnies de châssis à coulisses glissant sur des meneaux
de pierre ou de bois et vitrés de petits carreaux encastrés de plomb.
A l'entrée de
l'hôtellerie, une vaste porte cochère cintrée au-dessus de laquelle se
balançait l'enseigne dont les peintures laissaient fort à désirer, mais dont
les ferrures ciselées et contournées étaient de vrai chef-d'œuvre de serrurerie
: la plupart de ces enseignes n'étaient que des rébus ou jeux de mots fort à la
mode autrefois et qui, à cette époque servaient d'annonces ou de réclames.
Il y avait l'enseigne
du Signe de la croix, qui représentait un cygne enlaçant des blancs replis de
son cou, une croix toute rutilante d'or ; à l'extrémité nord de la place se
trouvait l'hôtellerie des Anges dont l'enseigne représentait une nuée de chérubins
ailés berçant mollement un voyageur dont la figure béate disait assez qu'il se
trouvait Aux Anges.
Plus loin, à gauche,
proche de la porte de Lyon, on apercevait l'Auberge de l'Ordinaire avec son
enseigne sur laquelle un peintre réaliste avait peint une table d'hôte
plantureuse servie et ses convives dont la trogne fleurie et la panse
rabelaisienne témoignait qu'à l'Ordinaire on y faisait chère lie.
A l'extrémité sud de
la place, au carrefour des Quatres-Rues, appendait l'enseigne des Quatres-Vents
représentant quatre têtes de Borée, aux joues gonflées comme des outres,
soufflant, sifflant, faisant rage et forçant un pauvre voyageur qui n'en
pouvait mais ... à venir implorer une hospitalité qui, sans doute, n'était pas
écossaise.
Hotel du Lion d’Or |
Au milieu de la
place, en face le Marché au blé, se trouvait la grande hôtellerie du
classique Lion d'or adopté par Henri IV, dont on montrait encore la chambre
il y a quelques années et où descendait le roi Vert-galant quant il se rendait
à Malesherbes porter à la jeune Henriette d'Entraigues ses belles promesses
de mariage qu'il ne tenait jamais. De toutes ces
hôtelleries entourant la place des Halles, la plus importante sans contredit
était celle du Lion d'or. "Cette hôtellerie, adoptée par Henri IV, était
incontestablement la plus grande et la plus importante de toute la place des
Halles, dont elle occupait au couchant la majeure partie ; elle était la
mieux agencée pour mettre les voyageurs à l'abri des coups de main des malfaiteurs
si fréquents à cette époque. Fermée à l'extérieur par une porte cochère
bardée de fer, elle offrait à l'intérieur l'aspect d'une petite forteresse
dont les ruines existent encore, avec donjon, contre-escarpe, chemin couvert,
poterne et courtine ; assurant toute sécurité aux voyageurs qui y
descendaient et leur permettant de déguerpir dans le cas où les assaillants
seraient trop nombreux et de gagner la campagne par un sentier perdu,
remplacé aujourd'hui par une très belle rue, qui n'a conservé que le nom de
" Perdue " qui nous rappelle son ancienne origine ". Toutes ces
hôtelleries faisaient alors d'excellentes affaires grâce à la grande route de
Paris à Lyon qui, à cette époque, traversait Milly et lui donnait une
certaine importance industrielle et commerciale. |
LES
POSTES DE JUSTVISY, ESSONNE ET COURANCES
Voici, d'après le
Guide des chemins de France, au XVIe siècle, l'itinéraire que suivaient jusqu'à
Milly les voyageurs se rendant de Paris à Lyon : " Il y avait trois postes
: Justvisy, Essonne et Courances ; la repue (le dîner) était à Essonnne, le
goûter à Courances, le souper et le gîte à Milly, qu'il fallait, dit Dom Morin,
se hâter de gagner avant la nuit, à cause du peu de sécurité qu'offraient les
roches et bois des alentours. La route allait de là à Montargis, en passant par
Noizy, le Vaudoué et la Chapelle-La-Reine ".
Les droits que les
tenanciers ou locataires perpétuels de ces hôtelleries payaient au Seigneur de
Milly et que l'on appelait censives, étaient peu élevés et comme ils dataient
de fort loin et n'étaient pas progressifs, ils étaient devenus presque sans
valeur, lorsqu'ils furent supprimés par la Révolution de 1789, comme droits
féodaux.
Mais revenons à nos pillards
de 1570. Le chevalier du Boulay, Bousteville et leur bande, qui étaient arrivés
trop tard à Ferrière l’année précédente, comptaient bien s’en dédommager à la
foire de Milly ; il y avait là, en effet, en denrées, bestiaux, literie,
lingerie, vêtements, armes, et équipements, de quoi ravitailler toute une
armée, sans compter les objets de luxe et
aussi l’escarpelle des chalants et marchands qui, grâce à la foire,
devait être bien garnie.
On trouvait là ces
petits vins que le Gâtinais produisait alors en abondance et qui était fort
estimé ; de nombreux troupeaux de moutons destinés à l’hivernage, des
vaches de toutes provenances, des chevaux de toute encolure, robustes
percherons, brillants palefrois et modestes hacquenées. Comme armes et équipements
militaires, armuriers et fourbisseurs étaient largement approvisionnés car, à
cette époque, chaque guerrier s’armait et s’équipait à ces frais. Il y avait
des casques de toutes formes, appelés morions, armets, salades et
bassinets ; comme armures, des gorgerints, cuirasses, épaulières,
brassards, cuissards, ect. ; comme armes blanches, des piques,
hallebardes, des poignards, dagues, miséricordes ; comme armes à feu des
arquebuses, des mousquets et des pistolets tous à mèche ou à rouet.
Les boutiques des drapiers
et fripiers étaient surtout fort nombreuses, on y trouvait des blaudes
(blouses), des limousines, des hoquetons et justaucorps, ect . ; pour
chaussures des souliers à poulaine et mules de vaire (fourrure de peau
d’écureuil) ; pour vêtements de femme, de gros tissus de bure ; pour
leur toilettée, les riches soirées de Lyon, sans oublier ces fameux vertugadins
dont le nom n’était qu’une antithèse.
En bijoux et joyaux,
des anneaux de fiançailles, et pendants d’oreilles, des ceintures dorées, des
châtelaines ou aumônières tissées d’or et de soie et enrichies de précieuses
émaillures.
Enfin, comme produit
du pays, le safran du Gâtinais que l’on tenait, dit Dom Morin, pour le meilleur
d’Europe, les oignons de Milly, que vante aussi Dom Morin et qu’estimait fort
la reine Isabeau de Bavière, qui en envoyait quérir au marché de Corbeil pour
faire ce qu’elle appelait son aigrun (aujourd’hui miroton), qu’elle mangeait
avec quelque prince anglais dans son hôtel Saint-Paul de Paris.
Les chanvres que l’on
faisait rouir dans les nombreux retoits, qui se voyaient tout le long de la
rivière l’Ecole et aussi les châtaignes que l’on récoltait en grand nombre dans
les bois de Milly et des environs, mais dont les arbres, d’abord détruits en
partie par le grand hiver de 1709, ont fini par disparaître complètement il y à
quelque année, lors des froids rigoureux de 1879.
Toutes ces marchandises de nature et de valeur si
diverses ne se vendaient pas sur la place des Halles. Plusieurs se trouvaient
sur d’autres places et dans différentes rues de la ville qui, alors,
empruntaient leur nom à l’industrie qui s’y exerçait, ainsi les cuirs, peaux,
fourrures se vendaient rue des Pelletiers (aujourd’hui rue St Jacques) ;
les chevaux, rue aux chevaux ; les articles d’orfèvrerie et bijouterie ,
rue aux Juifs (aujourd’hui rue du Lau et rue St-Blaise) où se trouvaient les
argenteux, les prêteurs sur gage et à la petite semaine. Quant au marché aux
fruits, il se trouvaient sur la place de la Croix-d’en-Bas (aujourd’hui place
de la Mairie)
N’oublions pas non
plus la race canine qui était fort à la mode et qui était très recherchée des
amateurs, surtout du roi Henri III qui, disent les historiens, “ cherchait
à s’en procurer de toutes les espèces, particulièrement de provenance de la
ville de Lyon, qui passait pour avoir le monopole des plus belles races de
chiens.
C’est tout ce nombreux
butin que le grand larron du Gâtinais, les Bousteville et consorts se proposaient
d’enlever. Mais si la proie était tentante, l’entreprise était des plus
hasardeuse. Il leur fallait franchir de grandes distances au milieu de
population justement exaspérée contre eux, s’emparer de la ville de Milly,
enceinte de murailles, de fossés et défendue par un château-fort appartenant au
maréchal de Montmorency d’Amville et qui, à cette époque, était commandé, ainsi
que l’indique une épitaphe scellée dans les murs de l’église de la ville
“ par un brave capitaine nommé Robert de la Borne, archer des gardes du
corps du duc d’Anjou, frère de Charles IX ”.
L’administration de la
ville était alors confiée à un homme très vigilant, Bernard du Clos, conseiller
du roi et bailly de Milly déjà depuis longtemps.
Quant aux objets
précieux que contenait l’église paroissiale Notre Dame, il ne fallait pas
songer à pouvoir les voler ; cette église se trouvait renfermée dans
l’enceinte du château-fort et avait pour curé Jean de Maumont, prêtre d’une
énergie bien connue, énergie même qui devait lui valoir quelques années plus
tard l’insigne honneur d’être nommé député du clergé des baillages de Nemours
et de Milly aux Etats Généraux réunis à Blois en 1576.
Mais ce qui augmentait
encore les périls de l’entreprise, c’était la présence dans le voisinage de personnages
importants :
-
le chancelier de Lhopital, qui, retiré dans sa
terre de Vignay, avait conservé malgré sa disgrâce toute son influence sur
l’esprit de la magistrature ;
-
Pierre Clause, secrétaire d’Etat et propriétaire
de la seigneurerie de Courances, dont le château alors bien fortifié était
défendu par une garnison de cent chevaliers commandés par le Seigneur
d’Arpajon, très fougueux papiste qui, raconte l’historien protestant Agrippa
d’Aubigné, dans son histoire secrète, “ l’aurait fait arrêter lui-même
comme huguenot et l’aurait sans nul doute fait pendre par le bourreau de Milly,
s’il n’était parvenu à s’échapper… ;
-
le premier président du parlement de Paris,
Christophe de Thou, qui, en ce moment, passait ses vacances dans sa
seigneurerie de Cély, accompagné de son fils Jacques de Thou, âgé alors de 17
ans et qui, témoin oculaire des faits dont nous parlons, les a consignés dans
son grand ouvrage : l’Histoire universelle de son temps … ;
-
le conseillé du parlement de Paris, messire Jean
Lejaud, propriétaire du château de Chambergeot et ;
-
enfin et surtout, le sire de Balzac
d’Entraigues, gouverneur de la province de l’Ile de France, qui avait
personnellement fort à se plaindre du chevalier de Boulay “ dont la bande
avait précédemment saccagé la ville de Malesherbes, pillé et brûlé un célèbre
couvent de cordeliers fondé par son aïeul maternel, le sire de Graville, qui y
avait été inhumé, profané son tombeau et jeté ses cendres aux vents ”,
ainsi que l’atteste une inscription que l’on voit encore dans la chapelle de
Malesherbes.
Toutes ces
considérations ne détournèrent cependant point du Boulay et Bousteville de leur
projet et ils se mirent en marche avec leurs troupes vers la mi-octobre, pour
arriver à l’ouverture de la foire de Saint-Simon, qui avait lieu le 28 de ce
mois.
Afin de dissimuler
leur dessein et de tomber à l’improviste sur les marchands et les forains
qu’ils voulaient dépouiller, ils employèrent une petite ruse de guerre fort
usitée à cette époque, appelée camisarde et qui avait pour objet de surprendre
l’ennemi au moyen d’un déguisement. Ils firent donc endosser à leurs gens
limousines et rouliers, blouses de charretier, mandrilles de truands et de bohémiens, voire même robes de
moines, capucins et cordeliers provenant de nombreuses charrettes destinées à
enlever les marchandises et dans lesquelles ils avaient caché leurs armes et
leurs munitions, d’autres déguisés en marchands et accompagnant de nombreux
chariots dans lesquels s’était blottie une partie de leurs hommes, marchant la
nuit et se cachant le jour dans les grands bois qui couvraient une partie du
Gâtinais et réunissaient les forêts d’Orléans et de Montargis à celle de
Fontainebleau.
Ils arrivèrent ainsi
sur les bords de l’Essonne, qu’ils espéraient pouvoir passer à gué entre la
ville de La Ferté-Alais et le bourg de Maisse-le-Maréchal, mais les pluies de
l’automne, qui avaient grossi la rivière, rendaient les gués impraticables et
il ne fallait pas songer à se servir du pont qui existait à La Ferté-Alais, car
la ville était bien fortifiée et l’on y faisait bonne garde. Ils durent donc
remonter l’Essonne jusqu'à un péage, ce que le chancelier de Lhôpital venait de
faire établir à Buno, village dont il était propriétaire pour une partie avec
le seigneur de Milly.
Ce pont à pente rapide
et qui existe encore presque tel qu’il a été construit à cette époque, était
commandé par un petit fortin qui en assurait le péage et dont on ne voit plus
que quelques ruines dans un des îlots de la rivière.
Ce fortin n’était pas
de nature à arrêter du Boulay, qui s’en empara facilement et fit passer toutes
ses voitures et tout son monde sans payer, bien entendu, et sans se soucier des
plaintes et réclamations des gardiens péagistes. Puis, il se dirigea sur le
plateau qui domine Milly à l’ouest, qu’on appelle aujourd’hui le plateau des
fermes, mais qui à cette époque était recouvert en grande partie de bois, dont
les fourrés inextricables étaient à souhait pour une embuscade et dont une
parcelle qui n’a pas été défoncée porte encore le nom de bois de l’Embûche.
Il fit cacher ses gens
dans ce bois pour y passer la nuit, en attendant l’ouverture des portes de
Milly et, dès l’aube, ils descendirent du plateau et s’introduisirent dans la
ville. Pour ne pas éveiller les soupçons par une si grande affluence du monde,
Bousteville avait divisé sa troupe en petits groupes.
Les uns entrèrent par
la porte Saint-Blaise, qui était près du château et traversèrent la rivière de
l’Ecole sur le pont-levis de la Corne, ainsi appelé parce qu’il était à la
corne du mur d’enceinte. Les autres contournèrent la ville et y entrèrent par
les portes de Melun, de Paris, de Fontainebleau, de Lyon, de Saint-Jacques et
par celle dite la Porte-aux-Gernouilles parce qu’elle était près des marais qui
défendaient les approches du château.
Tous ces nouveaux
venus augmentaient considérablement le nombre de gens se rendant à la foire, à
la grande joie des hôteliers, taverniers et marchands, qui s’en promettaient
une copieuse recette.
Entrés dans la ville,
ils se postèrent dans les différents endroits où se tenait la foire et
particulièrement sur la place des Halles où se trouvait le plus grand nombre
des boutiques et sur les places du Colombier et du marché aux bestiaux, où se
tenaient les marchands de bestiaux. Puis à un signal convenu, tous les
déguisements tombèrent à la fois comme par un coup de théâtre et apparurent des
centaines d'hommes armés jusqu'aux dents, qui se ruèrent sur les marchands
forains, les forçant, pistolet sous la gorge, à charger eux-mêmes leurs
marchandises dans les voitures.
Ce ne fut alors qu'un
tumulte et un brouhaha indescriptibles. On n'entendait partout que cris,
menaces, jurements et vociférations mais Bousteville ayant fait saisir les plus
récalcitrants, menaçant de les faire pendre aux piliers des halles, la terreur
s'empara de tout le monde et les pillards purent voler tout ce qui était à leur
convenance, entassant pêle-mêle dans les véhicules (qu'ils contraignaient
maîtres et domestiques de conduire eux-mêmes) meubles, vêtements, literie,
armes, bijoux, denrées sans oublier bien entendu, les muids de vin qu'ils
avaient fait charger sur des hacquets et les ustensiles de cuisine, parmi lesquels
figuraient surtout les huguenotes dont les huguenots faisaient grand usage et
auxquelles ils avaient donné leur nom, qu'elles ont conservé.
MENACES DE PENDAISON
En même temps, du
Boulay avait fait enjoindre aux maquignons, bouviers et bergers, sous peine
d'être pendus, d'avoir à conduire de suite tout leur bétail à la porte
Saint-Pierre, par laquelle il se proposait de quitter la ville pour reprendre
le chemin par lequel il était venu. Tout cela s'était fait en grande hâte et
les pillards avaient pu commencer leur retraite dans l'après-midi, emmenant
avec eux un immense convoi qui avait, dit-on, plus d'un quart de lieue
d'étendue.
Le gouverneur du
château de Milly, le brave capitaine Robert de Laborgne n'avait pu s'opposer à ce
pillage : il n'avait avec lui que quelques hommes d'armes, et attaquer cette
nombreuse troupe de brigands eut été s'exposer à une défaite certaine et de
plus risquer de faire mettre le feu à la ville et massacrer tous les habitants
par ces forcenés qui, au rester, avaient eu soin pour ne pas se rendre la
population trop hostile, de "crier bien haut pendant le pillage qu'ils
n'en voulaient qu'aux marchands forains, que quant aux habitants, il ne leur
serait rien fait, ni rien pris".
De Laborne ne put donc
que mettre le château en état de défense en faisant lever le pont-levis,
baisser les herses et fermer la bonde destinée à faire refluer les eaux de la
rivière dans les fossés entourant le château et à inonder les marais qui, au
Midi, en défendaient les abords : mais dès le matin, il s'était empressé
d'envoyer un exprès à Malesherbes pour avertir le sire Balzac d'Entragues de ce
qui se passait à Milly et implorer son secours.
Celui-ci avait déjà
été prévenu qu'une bande de huguenots avait forcé le passage du pont de Buno
mais il en ignorait la destination. Quand il apprit que son but était le
pillage de la foire de Saint-Simon, il se hâta de rassembler les quelques
troupes qu'il avait à sa disposition, de se porter sur Buno et d'en faire barricader
le pont, pensant bien que les pillards allaient reprendre le chemin par lequel
il étaient venus et se proposant de les attaquer à leur passage.
Mais, du Boulay ayant
su, par ses éclaireurs, que le pont était gardé, se décida à changer
d'itinéraire, à quitter le Gâtinais par le grand chemin de Lyon, pour gagner
l'Hurepois et se joindre aux reîtres allemands, qui n'avaient point encore
évacué cette province, espérant que ceux-ci viendraient à son aide contre
Balzac, en leur promettant de partager avec eux son riche butin.
Il fit donc faire
volte-face à ses gens et au convoi qu'ils escortaient et revient sur Milly, au
grand effroi des habitants qui, redoutant le pillage de la ville, se gardèrent
bien de l'arrêter. Il ne songeait au reste qu'à fuir, craignant d'être attaqué
par les troupes de Balzac.
Mais ce vieux chemin
de Lyon, qui n'avait point été réparé depuis longtemps et qui ne devait l'être
que trente ans plus tard par les soins de Sully, était dans un état affreux :
ce n'était partout qu'ornières et fondrières, où les voitures surchargées et
les chevaux surmenés s'embourbaient à chaque instant.
Les malheureux
conducteurs qu'on avait réquisitionnés et qu'on forçait de livrer eux-mêmes les
marchandises qu'on leur volait, ne marchaient non plus qu'à regret, malgré la
terreur que leur inspirait Bousteville, qui en avait fait pendre quelques-uns
aux arbres du chemin, pour effrayer les autres. Dans ces conditions, le convoi
n'avançait donc que lentement et à grand peinte.
Lorsque Balzac, qui
attendait les malandrins avec ses troupes au pont de Buno, apprit qu'ils
avaient rebroussé chemin, il se résolut de les poursuivre. Cependant, comme la
nuit était venue, il ne se mit en marche que le lendemain matin, redoutant
quelque embuscade dans le bois de l'Embûche, qu'il lui fallait traverser.
Arrivé à Milly, où il
fut reçu comme un sauveur, il y trouve une foule de paysans qui, armés de
fourches et de faux, étaient accourus des villages voisins au secours de la
ville et qui, réunis à un grand nombre d'habitants de Milly, commandés par le
gouverneur du château, se joignaient à lui, pour se mettre à la poursuite des
pillards.
Il était facile de les
suivre à la trace, car la route était jonchée d'objets de toute nature, qu'ils
avaient été forcés de rejeter pour alléger leur marche : ils avaient même dû
abandonner dans le village du Vaudoué une partie de leurs voitures, n'ayant pu
leur faire gravir une cote fort ardue appelée Montage de casse-bouteilles.
Aussi, quoiqu'ils eussent une avance de plus de vingt-quatre heures sur Balzac,
celui-ci parvient à les atteindre après Nemours, dans les environs de
Lorrez-le-Bocage.
Du Boulay, se voyant
sur le point d'être pris se décida à se réfugier dans un château bien fortifié
appelé Ville-Maréchal, appartenant à Jean Olivier, évêque de Lambez et dont il
s'empara par surprise. Il y fit entrer tout son monde et s'y installa fortement
en sorte que lorsque Balzac qui le suivait de près, arriva, il trouva le
château en état de défense et les portes bien fermées. Il ne pouvait songer à
en faire le siège, car il n'avait que peu de troupes régulières et la foule de
gens, qui le suivaient, mal armés et mal aguerris, étaient incapables de
pareille entreprise. Heureusement, dit Jacques de Thou, "Balzac trouva
fort à propos Ernest de Mansfeld, qui s'en retournait en Flandres, avec les
troupes que Philippe II, roi d'Espagne, avait envoyés au roi Charles IX. Il le
pria de les lui prêter pour quelques jours, Mansfeld y consenti, il assiégea le château".
Mais ce siège pouvait
durer fort longtemps, car les assiégés étaient largement pourvus de vivres,
grâce à toutes les denrées et à tous les bestiaux qu'ils avaient trouvés à la
foire de Milly, et l'on ne pouvait battre le château en brèche.
Mansfeld n'ayant pas
d'artillerie, arme encore fort rare à cette époque, Balzac, pour s'en procurer,
s'adressa à Juvénet des Ursins, qui était alors lieutenant-général de Paris.
Celui-ci envoya deux fort canons de siège, avec lesquels il se mit en mesure de
démanteler les murailles du château. Ce que voyant le rusé du Boulay songea
comme à l'ordinaire de s'esquiver ; il réunit ses compagnons, leur fit de beaux
discours, les exhortant à se défendre et leur promettant s'ils voulaient faciliter
sa fuite, de leur amener du secours pour les délivrer ; et un beau matin, on
simula une sortie, dont il profita pour se sauver, emportant avec lui,
l'argent, les bijoux et tout ce qu'il y avait de plus précieux dans le butin
qu'on avait fait dans la foire de Milly.
Il lui était facile de
se diriger dans cette partie du Gatinais, il était né au château du Boulay près
de Souppes, qu'il avait vendu après la mort de sa mère, au chancelier Bruslard
et dont il avait dissipé le prix en folles dépenses.
Puis, peu soucieux de
venir au secours des siens, qu'il avait selon Dom Morin, "vilainement
ainsi donnés", il vint se réfugier dans la petite ville de Courtenay près
de Montargis, où il avait bon nombre d'adhérents et se tint caché à
l'hôtellerie des Trois Mûres, où le tavernier était un de ses complices,
laissant ses compagnons se tirer d'affaire comme ils le pourraient.
Cependant, Balzac
poussait vivement le siège du château de Ville-Maréchal et la brèche était assez
grande pour permettre de prendre la place d'assaut. Bousteville, de son côté,
s'y défendait avec acharnement. Néanmoins, voyant qu'une plus longue résistance
devenait impossible, il proposa de se rendre à la condition d'avoir la vie
sauve et de se retirer avec armes et bagages. Balzac refusa d'abord toutes
propositions, exigeant une reddition à merci ; pourtant sachant Bousteville capable de faire
sauter le château pour s'ensevelir sous ses ruines avec les assiégeants et voulant ménager la vie des troupes que
Mansfeld lui avait prêtés, il consentit à laisser sortir les assiégés, à la
condition qu'ils n'auraient ni armes, ni bagages, mais les paysans outrés de
tous les maux qu'ils leur avaient faits se précipitèrent sur eux à la sortie et
les massacrèrent en grande partie, à l'exception de Bousteville, de son fils et
de Lescaigne, qui demeurèrent prisonniers.
... SAUF TROIS PENDUS
AUX FOURCHES PATIBULAIRES DE MILLY
Le premier président
Christophe de Thou, qui avait personnellement connaissance de tous ces faits,
évoqua l'affaire au Parlement et malgré les instances de Balzac qui voulait
qu'on gardât la capitulation faite avec les trois prisonniers, le grand Prévôt les livra à la justice et
les fit comparaître devant la chambre criminelle du Parlement de Paris qui,
persuadée qu'on n'était pas obligé de suivre à leur égard les lois de la
guerre, qu'ils étaient moins des belligérants que des voleurs de grands chemins
: que les crimes qu'ils avaient commis n'étaient point des faits de guerre,
mais des crimes de droit commun, auxquels la religion et la politique étaient
étrangères ; qu'au surplus, ils avaient violé le traité de paix de
Saint-Germain, les condamna à être pendus comme traîtres et brigands publics.
L'arrêt ordonna en outre que, conformément à l'édit du chancelier Lhôpital de
1566, prescrivant l'exécution des criminels au lieu où le crime a été commis,
les condamnés seraient exécutés à Milly.
Bousteville, son fils
et Lescaigne furent donc livrés au gouverneur du château, Robert de Laborne, qui
les fit pendre par le bourreau de Milly, aux fourches patibulaires
seigneuriales élevés sur le bord du grand chemin de Paris à Lyon, où ils
restèrent longtemps exposés, pour servir d'exemple et effrayer les malfaiteurs
qui, alors, infestaient la route de Lyon.
Leurs cadavres furent
dévorés par les bandes de corbeaux, attirées par le gibet seigneurial et qui
avaient leur repaire dans les roches du voisinage, que l'on appelle les
Roches-Corbeaux.
Quant au chevalier du
Boulay, qui était parvenu à se soustraire aux rigueurs de la justice et qu'on
n'avait pu condamner que par contumace et exécuter qu'en effigie, il finit
aussi misérablement peu de temps après tué d'un coup de pistolet, par un jeune
page, dans une nuit de débauche, à cette hôtellerie des Trois-Mûres, où il
s'était caché.
Ainsi se termina cette
vieille et lugubre histoire du pillage de la foire Saint-Simon, rapportée par
Dorn Morin et par Jacques de Thou et donc les curieux détails, transmis d'âge
en âge à Milly par la tradition, restaient encore gravés dans la mémoire de
quelques vieillards au commencement de ce siècle, mais paraissent maintenant
presque complètement oubliés.